À l’occasion de la commémoration de l’armistice du 11 novembre 1918, la BnF propose de revenir tout au long du mois et par le biais de ses collections sur la complexe sortie de la Première Guerre mondiale, devenue des « guerres en chaîne » pour reprendre l’expression de Raymond Aron¹. Il s’agissait d’une situation paradoxale du point de vue français, comme le résumèrent la Une de l’Excelsior du 30 mars 1919, « La guerre dans la paix : la nouvelle orientation des hostilités », et celle du 29 août 1919 : « C’est la paix… mais on se bat encore sur vingt-cinq fronts de la mer Blanche à la mer Rouge ».

Outre des problèmes spécifiques liés au désarmement et au retrait des munitions employées jusqu’en 1918 – à l’exemple des mines flottantes dérivant dans l’Atlantique, en Méditerranée et en mer du Nord, et qu’il s’avérait nécessaire de neutraliser comme en témoignait le Miroir le 27 avril 1919 – les conflits armés continuèrent et se multiplièrent d’ailleurs, de 1918 à 1922 à l’est du Rhin et des Alpes, et ce jusqu’aux confins les plus orientaux du Proche-Orient et de la Sibérie, qu’il s’agisse de guerres entre États et nations, ou de guerres civiles – sans compter la recrudescence de pogroms en Russie après 1917, et les génocides des Arméniens, des Grecs du Pont et des Assyriens (communauté chrétienne de langue syriaque), initiés pendant la guerre et qui continuèrent après 1918. La France dut d’ailleurs remobiliser ses troupes, comme l’évoquait par exemple l’Excelsior le 5 mai 1921 à propos de la préparation de l’occupation de la Ruhr allemande et de l’intervention française en Pologne à la suite du plébiscite devant arbitrer la destinée de Haute-Silésie.

La césure du 11 novembre, sacralisée en France, en Grande-Bretagne et en Belgique, ne signifie pas grand-chose au-delà des Carpates où l’on enregistre autant sinon plus de tués dans l’après-guerre que durant la guerre elle-même² !

Sacralisée, la date du 11 novembre l’est assurément. Aux scènes de liesse spontanées qui éclatent sur le coup, à l’annonce de la cessation des combats, succèdent les commémorations annuelles, graves et protocolaires. Le 11 novembre devient rapidement un véritable « lieu de mémoire », que retiennent la littérature populaire, l’iconographie officielle et les célébrations nationales. En France, la date est proclamée « fête de la Victoire et de la Paix » par la loi du 10 novembre 1921 et jour férié, inscrit au calendrier des fêtes nationales par celle du 24 octobre 1922. Des mesures similaires sont prises dans l’empire britannique, en Belgique, aux États-Unis et dans de nombreux pays Européens³.

Mais un an après l’armistice du 11 novembre 1918, Le Miroir rapportait que la paix ne régnait toujours pas dans les Balkans (2 novembre 1919), puis détaillait l’étendue des conflits issus de la révolution russe (30 novembre). En mai 1920, L’Excelsior publiait encore la carte d’une Europe dont les frontières n’étaient pas encore fixées. La division de l’Europe en trente-cinq États, avec une Turquie réduite à sa plus simple expression, ne subsista pas longtemps, notamment pour l’Ukraine et la Crimée, qui n’apparaissaient d’ailleurs pas plus que l’Albanie dans la liste des pays associés aux vingt-huit chefs d’États d’Europe à la fin de l’année 1920.

Le traité de Versailles de 1919, le plus connu des traités concluant la Première Guerre mondiale, fut quant à lui loin de régler toutes les questions en suspens, comme le soulignait un article du 27 juillet 1919 sur « Les questions à liquider avant la paix totale ». En juin 1919, si la signature de paix avec l’Allemagne semblait effectivement être en bonne voie, « tout est encore à régler » avec la Turquie, la Bulgarie, la Hongrie ou la Russie. La Une du 1^er décembre 1920 de l’Excelsior exposait les difficultés à faire appliquer le traité de Versailles et évoqua le nombre conséquent de conférences et d’entrevues internationales qui dépassait déjà, pour la seule année 1920, celui des six congrès organisés durant les sept années ayant suivi le congrès de Vienne en 1815 et les guerres napoléoniennes.

Les traités successifs conclus entre 1918 et 1923, principalement sous l’égide du Conseil des Quatre (États-Unis, France, Grande-Bretagne et Italie), principales puissances du camp des Alliés après 1918, ne parvinrent ni à assurer une paix durable, ni à imposer à eux-seuls le tracé de nouvelles frontières. Le Japon, cinquième grande puissance faisant partie du camp des vainqueurs, ne fit pas partie de ce conseil, mais joua un rôle dans les conflits subséquents, notamment en soutenant les contre-révolutionnaires russes contre les bolcheviks en Sibérie dès l’été 1918. Les Japonais débarquèrent ainsi à Vladivostok aux côtés des Alliés.

Alors que les conflits armés entre pays, ou populations sans État, continuaient après 1918, les Quatre Grands furent souvent placés devant le fait accompli, celui du camp ayant remporté par la force tel territoire. Ils durent à plusieurs occasions finir par reconnaître des tracés de frontières qu’ils n’avaient ni prévus, ni souhaités. Ces nouvelles frontières furent souvent l’objet de contestations et de rancœurs qui alimentèrent les conflits ultérieurs et les nationalismes, jusqu’à nos jours.

La Société des Nations (SDN), créée le 10 janvier 1920, installée à Genève, et remplacée en 1945 par l’ONU, était censée incarner un changement radical de politique internationale, la négociation collective devant parvenir à régler les conflits entre États.

Dans les faits, sans armée la SDN eut peu de poids, ne parvint pas à prévenir des conflits majeurs, et réunit un nombre finalement limité de nations. Elle vit d’ailleurs de nombreux États la quitter dans l’entre-deux guerres, dont l’Allemagne, l’Italie et le Japon. Même si la création de cette association des nations faisait partie des quatorze points évoqués par le président américain Woodrow Wilson en janvier 1918, le Sénat des États-Unis avait d’ailleurs lui-même voté contre l’adhésion américaine à la SDN.

Les années suivant l’armistice de 1918 furent en outre une période tendue au sein même des territoires des Quatre Grands, à l’exemple de l’Italie qui entra en conflit avec la Yougoslavie nouvellement créée pour la possession de plusieurs territoires en Adriatique. L’idée d’une « victoire mutilée » énoncée par le poète Gabriele D’Annunzio commença à s’imposer, le pays – travaillé par un puissant mouvement irrédentiste depuis la fin du XIX^e siècle – n’ayant pas obtenu tout ce qu’il espérait de la victoire. Cette frustration alimenta les débuts du mouvement fasciste autour de la figure de Benito Mussolini dès 1919. En 1921, de violents affrontements eurent par exemple lieu à Florence entre fascistes et communistes.

Dans le même temps, la Grande-Bretagne dut faire face à la contestation violente de sa tutelle, notamment en Irlande, déjà secouée dès 1916 par le sanglant Soulèvement de Pâques (Easter rising), et dans ses colonies.

La guerre d’indépendance irlandaise s’étendit de 1919 à 1921, et aboutit à l’indépendance de l’île, à l’exception de l’Irlande du Nord. La Grande-Bretagne se vit également contrainte par la montée du nationalisme égyptien et les soulèvements qui s’ensuivirent de renoncer à son protectorat et de reconnaître l’indépendance de l’Égypte en 1922. Elle dut en outre faire face au soulèvement de l’Afghanistan, soumis aux Britanniques depuis la seconde guerre anglo-afghane de 1878-1880 et à l’issue de laquelle ce pays avait perdu à la fois une partie de son indépendance et de ses territoires au profit de l’Inde britannique. De fait, une troisième guerre anglo-afghane débuta en 1919.

Les pays censés être restés neutres entre 1914 et 1918 ne furent pas à l’abri de ces situations explosives. Le gouvernement et la monarchie du Luxembourg, pays officiellement neutre pendant la guerre, puis occupé par l’Allemagne, furent menacés par des soulèvements communistes après le départ des Allemands. Le Luxembourg connut d’ailleurs une république communiste pendant quelques heures le 10 novembre 1918, puis une partie de l’armée proclama une nouvelle république en janvier 1919. La grande-duchesse Marie-Adélaïde se vit contrainte d’abdiquer en faveur de sa sœur. La France et la Belgique envisageaient d’annexer chacune une partie du Luxembourg, et l’existence même du Grand-Duché du Luxembourg ne fut assurée qu’à partir d’un référendum en septembre 1919 qui confirma son existence.

Les Quatre Grands évoquaient à partir de 1918 leur volonté de remodeler les frontières en fonction du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes – l’un des quatorze points évoqués par le président américain Wilson en janvier 1918. Dans les faits, cette volonté se heurtait à l’existence de nombreuses minorités liée au caractère intrinsèquement multiethnique de l’Europe centrale et orientale. En outre, ce droit des peuples fut appliqué de manière extrêmement partiale – la France, la Grande-Bretagne et l’Italie n’hésitant pas à envoyer leurs propres troupes pour participer aux conflits, voire pour les initier, notamment au Proche-Orient. L’union publiquement affichée par les Grands, à l’exemple de cette illustration représentant Aristide Briand et Lloyd George à la conférence de Cannes des Alliés en janvier 1922, dissimulait en réalité des rivalités, notamment entre la France et la Grande-Bretagne au Proche-Orient.

La reconstruction des frontières n’était donc pas sans évoquer cette caricature du « nouveau puzzle » en 1919.

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Articles de cette série :

• Le premier article concernant cette difficile sortie de guerre est consacré à la Russie, à la Finlande et aux pays baltes jusqu’alors assujettis à l’Empire russe, ainsi qu’au sort des Ukrainiens et des Arméniens, et aux espoirs déçus de création d’États indépendants.
• Le second article est consacré au devenir de l’empire allemand.
• Le troisième article concerne l’ancien empire austro-hongrois, avec l’Autriche, la Hongrie, la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie.
• Le quatrième article concerne les grands vainqueurs de la guerre que furent la Pologne et la Roumanie.
• Pour finir, le cinquième article est consacré à la Turquie, à la guerre menée par la Grèce en Anatolie, ainsi qu’aux partages du Proche-Orient ottoman entre la France et la Grande-Bretagne.

1. Raymond Aron, Les guerres en chaîne, Paris, Gallimard, 1951. [↩]
2. Jean-Yves Le Naour, 1919-1921 : sortir de la guerre, Paris : Éditions de Noyelles, 2021, p. 255. [↩]
3. Rémi Dalisson, 11 Novembre: Du Souvenir à la Mémoire, Paris, Armand Colin, 2013 ; Christina Theodosiou, Le deuil inachevé: la commémoration de l’Armistice du 11 novembre 1918 en France dans l’entre-deux-guerres, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018 [↩]

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