La Turquie et le Proche-Orient

L’Empire ottoman était de loin le plus ancien des quatre empires disparus avec la Première Guerre mondiale. La dynastie ottomane avait commencé à se tailler une principauté en Anatolie à partir de la victoire de son fondateur, Osman I^er, sur les Byzantins à Bapheus en 1302. Elle avait ensuite étendu son emprise jusqu’à la prise de Constantinople en 1453 et aux grandes conquêtes de Soliman Le Magnifique au XVI^e siècle. Le dernier sultan, Mehmed VI, arrivé au pouvoir en juillet 1918, avait toutefois perdu toute autorité en dehors de Constantinople, occupée par les troupes alliées.

Le sultan signa le traité de Sèvres du 10 août 1920 qui démembrait l’Empire ottoman en le privant de l’intégralité de ses possessions hors d’Anatolie. Il fut déposé deux ans plus tard, le 1^er novembre 1922, par la Grande assemblée turque, réunie à Ankara par Kemal Pacha. La République turque fut proclamée le 29 octobre 1923. Ainsi disparaissait un empire de plus de six siècles, qui s’était étendu de l’Asie au Maghreb et à la Hongrie. Le sultan déchu quitta précipitamment Constantinople et finit ses jours en exil en Italie.

L’assemblée d’Ankara avait séparé le sultanat (le pouvoir politique du chef de l’État ottoman) du califat (le pouvoir religieux du commandeur des croyants sur l’ensemble de l’Oumma). Un cousin de Mehmed IV fut donc désigné calife : Abdülmecid II. Le califat fut à son tour aboli en 1924.

L’Empire ottoman fut donc le dernier des quatre empires à disparaître, après la Russie, l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, même si le dernier sultan n’avait déjà plus guère de pouvoir avant 1922.

La Sublime Porte avait déjà perdu de nombreux territoires au XIX^e siècle et se trouvait très affaiblie à la veille de la Première Guerre Mondiale, d’où son surnom d’« homme malade de l’Europe ». Elle avait dû faire face aux soulèvements de plusieurs de ses provinces européennes, à l’expansionnisme de la Russie en Europe, et à celui de la France, de la Grande-Bretagne et de l’Italie en Afrique du Nord.

Perte des territoires africains

L’Égypte s’était émancipée de la tutelle de la Porte dès 1805. Après l’invasion napoléonienne et la contre-offensive anglaise, Constantinople avait envoyé un général albanais, Mehemet Ali Pacha, pour reprendre le pays. Celui-ci se fit reconnaître comme gouverneur (wali) puis mena, et ses descendants après lui, une politique de plus en plus autonome, se proclamant khédives (vice-roi) en 1867 puis sultans en 1914. Ils profitèrent de l’interventionnisme anglais pour s’affranchir totalement de la Porte et se placèrent dès lors sous la protection britannique.

L’Empire ottoman avait également perdu le reste de ses territoires en Afrique du Nord, avec l’Algérie en 1830 (au profit de la France), Chypre (géographiquement située en Asie) en 1878 (au profit de la Grande-Bretagne), la Tunisie en 1881 (au profit de la France), le Soudan, déjà en partie annexé par l’Égypte en 1821 et qui devint un condominium anglo-égyptien à partir de 1899, et enfin la Libye en 1911 (au profit de l’Italie).

Perte des territoires européens

Le XIX^e siècle avait également vu une réduction drastique des territoires ottomans en Europe. La Une de l’Excelsior du 21 février 1921 récapitulait le recul de l’empire à travers une série de cartes des principales modifications des frontières dans les Balkans depuis 1820.

La Grèce était la première à être devenue indépendante en 1830, au terme d’une guerre initiée en 1821.

La guerre de Crimée de 1853-1856 qui l’opposa à l’empire russe, puis la guerre russo-turque de 1877-1878, firent perdre à l’Empire ottoman d’autres territoires européens. Le traité de San Stefano, puis le congrès de Berlin de 1878, consacrèrent l’indépendance de plusieurs nouveaux États :

• La Roumanie : L’Empire ottoman avait déjà perdu en 1812 la Valachie et la Moldavie (la Moldavie orientale étant annexée par la Russie). Réunies sous un même sceptre à l’issue de la guerre de Crimée en 1859 les deux provinces restèrent tributaires de l’empire jusqu’en 1878. Elles formèrent dès lors un royaume de Roumanie indépendant.
• Le Monténégro, devenu une principauté à la suite de sa révolte contre l’empire en 1852, s’affranchit également en 1878, et devint un royaume indépendant en 1910.
• La Bulgarie gagna également son autonomie en 1878, avant d’être divisée en deux quelques mois plus tard. La partie sud, à savoir la Roumélie orientale, demeura sous domination ottomane. La principauté de Bulgarie fut finalement reconnue indépendante en 1908 en tant que royaume de Bulgarie, avec à sa tête Ferdinand I^er de Saxe-Cobourg-Gotha pour tsar.
• La Serbie se souleva quant à elle à plusieurs reprises contre les Ottomans entre 1804 et 1815. Elle devint une principauté autonome en 1815, avant de devenir officiellement indépendante en 1878, puis de devenir le royaume de Serbie en 1882.

L’Empire ottoman perdit enfin l’archipel du Dodécanèse à l’issue de la guerre italo-turque de 1911-1912. Il dut faire face peu après à la Ligue balkanique, formée par ses anciennes provinces : la Serbie, la Bulgarie, le Monténégro et la Grèce, auxquels s’ajouta la Roumanie lors de la seconde guerre balkanique. La première guerre balkanique de 1912 à 1913 vit l’empire perdre ce qu’il lui restait de possessions européennes, la Macédoine passant notamment en grande partie sous le contrôle de la Serbie et l’Albanie devenant indépendante, une partie du territoire de cette dernière étant toutefois partagée entre ses voisins. À l’issue de la seconde guerre balkanique de 1913, au cours de laquelle la Bulgarie tenta notamment de s’approprier la Macédoine, l’Empire ottoman récupéra uniquement Andrinople.

Pour l’Empire ottoman et ses voisins, la Première Guerre mondiale fit donc figure de troisième guerre balkanique, la Bulgarie tentant de reprendre ses conquêtes de 1912, perdues en 1913. Cette dernière fut d’ailleurs la grande perdante de la Guerre. En 1914, elle s’était engagée du côté des puissances centrales. Vaincue, elle fut occupée par les Alliés et le traité de Neuilly du 27 novembre 1919 lui infligea des pertes territoriales comparables à celles de l’Allemagne, en proportion de son territoire. La situation politique demeura précaire, avec un putsch militaire en juin 1923, à la suite duquel fut assassiné le premier ministre bulgare, Alexandre Stambolijski. Une contre-insurrection communiste éclata à son tour en septembre, provoquant en réaction une terreur blanche orchestrée par le régime d’Alexandre Tsankov.

Perte de la Mésopotamie et de l’Arabie au cours de la Première Guerre mondiale

L’Empire ottoman contrôlait jusqu’en 1914 les côtes de la péninsule arabique, à l’exception des protectorats britanniques des États de la Trêve (1892), du Koweït (1899) et de toute la côte sud de la péninsule, Aden étant une possession britannique depuis 1838, tout comme le sultanat de Mascate et Oman, devenu un protectorat britannique en 1891. L’Empire ottoman dut tout particulièrement affronter la révolte arabe de 1916-1918, menée par le chérif de La Mecque, Hussein ben Ali al-Hashimi, avec le soutien des Alliés. Pour ces derniers, le nationalisme arabe naissant avait été un moyen de prendre l’empire à revers. L’armistice de Moudros, le 30 octobre 1918, consacra la perte de la Mésopotamie (la Syrie, et le futur territoire de l’Irak) et de l’Arabie pour l’Empire ottoman.

Partage de l’empire ottoman et guerre d’indépendance turque

À l’issue de la Première Guerre mondiale, l’Empire ottoman avait non seulement échoué à récupérer les territoires perdus depuis le début du XIX^e siècle, mais était également menacé jusque dans ses frontières en Anatolie. Les Alliés planifièrent le partage de la Turquie, alors qu’ils ne la contrôlaient pas encore, en dehors de la région de Constantinople, où des tirailleurs sénégalais en exercice furent par exemple pris en photo, et des détroits du Bosphore et des Dardanelles que leurs armées occupaient. L’occupation de Constantinople elle-même ne se déroula pas sans heurts, comme le soulignait Le Miroir le 13 juin 1920.

Enfin, le projet de confier aux États-Unis un mandat sur Constantinople suscita des protestations turques. Le Sénat américain lui-même, en opposition au président Wilson, préféra refuser ce projet, tout comme celui d’un mandat sur l’Arménie.

Dès 1915 et 1916, la France et la Grande-Bretagne avaient passé entre eux les accords Sykes-Picot en prévision du découpage du Proche-Orient ottoman. Les rivalités entre les vainqueurs étaient si criantes qu’ils ne s’accordaient que sur un point : la création d’une Arménie indépendante, afin de protéger les Arméniens après leur massacre par les forces turques à partir de 1915. La région suscitait un vif intérêt dans la presse française, comme en témoignèrent des articles de mai et juin 1919 parus dans Le Miroir, intitulés « Quel sera le sort réservé à l’Asie turque ? » et « Que va-t-il advenir de l’empire ottoman ? ». Le premier incluait une carte consacrée à la dimension multiethnique de l’Empire ottoman, et présentant les revendications des Italiens, des Français et des Britanniques, sur le même plan que celles des populations locales.

L’armistice de Moudros fut vécu comme une humiliation et comme une trahison de la part du sultan qui l’avait signé. En réaction au dépeçage du vieux cœur turc de l’empire prévu par les Alliés, un mouvement nationaliste de résistance prit forme autour du général Mustapha Kemal Pacha.

Kemal, en conflit ouvert avec le sultan, emporta les élections législatives de 1919. Son gouvernement fut renversé par les Britanniques à Constantinople, il se retira donc à Ankara qui devint sa nouvelle capitale. Il reprit par ailleurs les armes contre les Alliés, comme le signale Le Miroir dès novembre 1919, dans un article intitulé « La vieille Turquie reprend les armes ». La rivalité entre le gouvernement du sultan à Constantinople et le gouvernement nationaliste et kémaliste d’Ankara éclata tout particulièrement lors de la conférence interalliée de Paris sur la guerre gréco-turque, en janvier 1921.

La France avait en effet débuté une offensive en Cilicie dès novembre 1918, qui se poursuivit jusqu’en octobre 1921. Conformément aux accords franco-anglais de 1916, elle devait obtenir le contrôle du Liban et de la Syrie ; la Cilicie constituait le passage clé entre l’Anatolie et ces régions. La résistance turque s’organisa aussitôt, les troupes françaises ne tenant que les villes, bien vite assiégées à leur tour. Les Français durent ainsi quitter la ville d’Urfa en 1920 après y avoir été enfermés durant deux mois.

La Grèce, de son côté, pensa voir dans la décomposition du pouvoir ottoman l’opportunité de réaliser sa Megali Idea, la grande idée d’une Grèce s’étendant en Albanie, en Thrace et en Asie mineure, embrassant les principales régions peuplées de Grecs jusqu’à reprendre un jour Constantinople.

L’Italie convoitait quant à elle également l’Albanie, sur laquelle elle avait établi un protectorat de fait depuis 1918, et Smyrne. L’aventure albanaise s’arrêta avec la désastreuse guerre de Vlora, à l’été 1920, qui se conclut par le départ des Italiens. Mais sur le front anatolien, l’armée italienne débarqua à Antalya en mars 1919 pour marcher vers Smyrne, ce qui suscita immédiatement l’opposition de la Grèce. Les forces grecques débarquèrent à leur tour le 15 mai, avec l’appui des Alliés.

Smyrne se trouvait ainsi à l’été 1919 occupée à la fois par des troupes italiennes, grecques, françaises et britanniques. Après le départ des Italiens, à la fin de l’année 1920, les Grecs et les Français représentaient les deux forces étrangères menant toujours des campagnes de conquête en Anatolie. La guerre gréco-turque allait se poursuivre jusqu’en 1922.

Le 10 août 1920, le traité de Sèvres consacra le démembrement de l’Empire ottoman. Comme Le Miroir le pressentait le 20 mai 1920, Kemal Pacha en rejeta les dispositions. Conformément à sa politique nationaliste de turquisation de l’Anatolie, la chasse aux minorités non-turques s’intensifia. Les massacres d’Arméniens se poursuivirent après l’écrasement de la république d’Arménie proclamée en mai 1918 et le retrait des troupes françaises de Cilicie en 1920. L’objectif du traité de créer une Arménie indépendante et un État kurde se trouvait ainsi vidé de son sens.

La guerre gréco-turque et la nouvelle république turque

La Grèce avait été poussée à l’intervention en Turquie en 1919, puis abandonnée en juin 1920 par la France et l’Italie. Le roi Constantin I^er, peu apprécié en France où la presse ne manquait pas de rappeler qu’il était le beau-frère de l’ancien empereur d’Allemagne et qu’il avait été considéré comme partisan de l’Allemagne et donc ennemi de l’Entente, récupéra le trône de Grèce à la suite d’un plébiscite. Il déçut toutefois les attentes en souhaitant justement poursuivre cette guerre. Les Grecs lancèrent une nouvelle offensive contre les Turcs en mars 1921. La contre-offensive des troupes kémalistes était facilitée par la fin annoncée de la guerre avec la France. L’avantage était désormais du côté turc. Un traité de paix franco-turc prévoyait en mars 1921 le retrait des troupes françaises de Cilicie, il ne fut néanmoins pas appliqué, et la paix ne fut finalement entérinée que par le traité d’Ankara le 20 octobre 1921. La presse française consacra dès lors un grand nombre d’articles au conflit gréco-turc et aux diverses opérations militaires de part et d’autre.

• « La nouvelle guerre d’Orient : l’offensive hellénique contre les forces de Mustapha Kemal » (26 juin 1920)
• « Les Grecs repoussent les Turcs en Thrace et en Asie mineure » (4 août 1920)
• « Les troupes hellènes devront-elles évacuer bientôt  l’Asie mineure ? » (20 novembre 1920)
• « Les kémalistes accentuent leur succès dans le secteur sud en Asie mineure » (18 avril 1921)
• « La guerre va-t-elle prochainement recommencer aux alentours du Bosphore ? » (28 juin 1921)
• « Une enquête de la commission interalliée dans le golfe d’Ismidt » (10 juillet 1921)
• « Le conflit gréco-turc en Asie mineure » (18 juillet 1921)
• « Les armées helléniques en campagne sur la route de Brousse à Eski-Cheir » (23 juillet 1921)
• « Comment fut déclenchée l’offensive grecque en Asie mineure » (25 juillet 1921)
• « A Angora, Refeet Pacha prêche la résistance contre les Grecs » (27 juillet 1921)
• « Les Turcs auraient infligé un échec aux troupes grecques près de Sivri-Hissar » (2 août 1921)
• « La marche des armées hellènes sur Angora serait imminente » (4 août 1921)

Le front s’immobilisa d’août 1921 à août 1922.

• « La guerre en Asie mineure : l’armée grecque bat en retraite » (17 septembre 1921)
• « M. Gounaris annonce la fin de l’offensive grecque » (26 septembre 1921)

Les forces turques de Kemal Pacha eurent de nouveau l’avantage en 1922, après le retrait des troupes françaises de Turquie dès le mois de janvier et la réception d‘armes russes.

• « L’armée grecque va-t-elle marcher sur Constantinople ? » (30 juillet 1922)
• « Les armées grecques sur la ligne de Tchataldja » (6 août 1922)
• « L’offensive turque en Anatolie » (31 août 1922)
• « Les Grecs ont été surpris par la soudaineté de l’offensive turque » (1^er septembre 1922)
• « Les Turcs avancent sur 400 km et menacent Brousse » (2 septembre 1922)
• « La retraite de l’armée grecque devant les forces turques en Asie mineure » (4 septembre 1922)
• « Des pointes d’avant-garde kémalistes à 35 kilomètres de Smyrne – Le généralissime grec prisonnier » (8 septembre 1922)

L’ultime bataille de Dumlupınar s’acheva par la victoire finale des Turcs le 30 août 1922, devenu depuis jour de fête nationale en Turquie.

À la suite d’un coup d’État le 11 septembre en Grèce, l’armée obtint une nouvelle abdication de Constantin I^er, au profit de son fils aîné, Georges II. Les exactions des Turcs contre les Grecs de Smyrne, et l’incendie de la ville du 13 au 17 septembre, mirent fin à la Smyrne grecque et annonça également celle de la présence grecque en Anatolie.

• « Les quartiers de Smyrne ravagés par le feu et l’entrée des Turcs dans la ville » (19 septembre 1922)
• « Le formidable incendie qui détruisit les deux tiers de Smyrne » (23 septembre 1922)

Le retrait définitif des troupes grecques entraîna également la fuite de populations grecques vivant en Anatolie. Les Grecs d’Anatolie redoutaient alors le sort qui leur serait réservé. Le génocide des Grecs de Trébizonde, initié en 1916, se poursuivit et s’acheva par leur extermination à peu près complète en 1923.

Les armées turques profitèrent de leur avantage en avançant dans les zones occupées par les Alliés, notamment par les Britanniques, ce qui fit craindre un nouveau conflit anglo-turc, jusqu’à l’armistice de Mudanya le 11 octobre 1922 entre la Turquie, l’Italie, la France, la Grande-Bretagne, puis la Grèce quelques jours plus tard. La question de l’occupation des détroits du Bosphore et des Dardanelles était cruciale. Malgré l’armistice, en février 1923, les troupes françaises et britanniques n’avaient toutefois pas encore quitté Smyrne, de nouveaux navires de guerre français étant même envoyés vers Smyrne.

Le traité de Lausanne du 24 juillet 1923 annula le traité de Sèvres selon les souhaits de Kemal, même s’il n’obtint pas les territoires voulus, à l’exemple de la région pétrolifère de Mossoul que la Grande-Bretagne conserva. Ce traité fut malgré tout accueilli favorablement en Turquie. Les Alliés voulaient avant tout défendre leurs intérêts individuels, et les questions soulevées par le traité découlaient en partie de leur rivalité, à l’exemple des lignes de chemins de fer française et américaine.

La Turquie retrouva sa frontière de 1914 en Thrace orientale et obtint l’évacuation de Constantinople et des détroits par les Alliés. L’idée d’une Arménie et d’un Kurdistan indépendants fut abandonnée, sacrifiée à une forme de réalisme politique. Le vœu formé en 1919 d’une Arménie indépendante, s’évanouit face au besoin d’avoir une Turquie capable de barrer la route de la Russie soviétique dans le Caucase. Constantinople prit le nom d’Istanbul et perdit le rang de capitale au profit d’Ankara. La république turque fut proclamée le 29 octobre 1923, Mustafa Kemal en étant le premier président.

Une convention prévoyait un échange de populations avec la Grèce. 1,2 millions de Grecs vivant en Turquie furent déplacés en Grèce, et 400 000 Turcs de Macédoine et de Thrace partirent pour la Turquie.

Cette quête de l’homogénéité ethno-religieuse consacra pour la première fois l’épuration ethnique dans le droit, à rebours des principes de défense des minorités proclamés par les faiseurs de paix de 1918-1919¹

À l’issue du génocide arménien, du génocide assyrien (communauté chrétienne de langue syriaque), du génocide grec pontique et de l’expulsion des Grecs anatoliens vers la Grèce, Kemal avait quasiment réalisé son objectif de créer un État-nation turc, peuplé uniquement de Turcs musulmans, à l’exception des populations kurdes de l’est du pays.

La défaite de la Grèce fut un cataclysme national et politique. Surnommée « la Grande Catastrophe », elle sapa profondément le régime. Après une tentative de coup d’État républicain en Crète à l’été 1923, un putsch royaliste avorta à son tour en octobre 1923. Les élections législatives du 2 décembre 1923 précipitèrent la chute de la monarchie et une Deuxième République grecque fut proclamée en 1924.

La compétition impérialiste des vainqueurs au Proche-Orient : France et Grande-Bretagne

Si les Alliés condamnaient la force employée après 1918 entre pays qui se disputaient des territoires en Europe, ils l’employèrent eux-mêmes en Syrie, en Palestine et en Mésopotamie. Hors du territoire ottoman, la Grande-Bretagne tenta également d’établir une forme de protectorat en Perse (Iran) avec l’accord anglo-persan signé en août 1919, afin de s’assurer un accès exclusif à son pétrole. La Perse put ainsi apparaître comme sous tutelle britannique. Déjà fragilisée par le Mouvement constitutionnaliste du Gilan, confrontée à une situation insurrectionnelle depuis 1914, la monarchie des Qadjar ne s’en releva pas. Le coup d’État du général Reza Khan Pahlavi en février 1921 provoqua un changement dynastique et l’accord anglo-persan fut définitivement rejeté en juin de la même année.

En mai 1916, les diplomates Mark Sykes et François Georges-Picot s’étaient entendus sur un partage des possessions arabes de l’Empire ottoman en deux zones d’influence.

La France s’arrogea la Syrie et la Grande-Bretagne le reste de la Mésopotamie (l’actuel Irak), chacune réclamant de son côté la Palestine. La presse française consacra de nombreuses pages à la présence de l’armée britannique en Mésopotamie, mais également en Perse et dans le Caucase, par exemple avec la militarisation des rives de l’Euphrate, la construction de routes ou le ravitaillement par avion.

La France et la Grande-Bretagne manœuvrèrent chacune de leur côté afin de prendre l’avantage, au-delà même de la conférence de San Remo du 25 avril 1920, consacrée notamment aux anciens territoires ottomans, et entérinée par le traité de Sèvres d’août 1920, qui confia un mandat à la France sur la Syrie et le Liban, et à la Grande-Bretagne un mandat sur la Mésopotamie (Irak) ainsi qu’un mandat sur la Palestine. Théoriquement reconnus comme indépendants, ces territoires étaient placés sous l’administration « provisoire » des puissances mandataires jusqu’à ce qu’ils soient à même d’exercer leur souveraineté.

La Palestine et l’Arabie sous tutelle britannique

La France considérait la Palestine comme partie intégrante de la Syrie. La Grande-Bretagne ne souhaitait quant à elle pas voir son rival s’établir en Palestine, trop proche du canal de Suez. La déclaration Balfour du 2 novembre 1917 prévoyait la création d’un « foyer national juif » en Palestine, pas uniquement dans le but de satisfaire le mouvement sioniste, mais également afin d’éviter que la France n’en fasse son fief. La délégation sioniste soutint en effet le projet de mandat britannique sur la Palestine lors de la conférence de San Remo et du traité de Sèvres en 1920.

Le projet de Balfour d’un foyer national juif suscita l’inquiétude, du fait du risque de désordres que cela entraînerait, et de l’opposition qui se manifestait déjà au sein des Arabes musulmans et chrétiens qui constituaient 80% de la population de ce territoire, par comparaison avec les 20% d’habitants juifs.

La Grande-Bretagne organisa un accord le 3 janvier 1919 entre Chaïm Weizmann et Fayçal ben Hussein al-Hachimi, issu d’une lignée de chérifs de la Mecque remontant au X^e siècle, et qui avait mené la révolte arabe contre les Ottomans de 1916 à 1918 avec le soutien britannique. Cet accord prévoyait la création d’un État de Palestine et y autorisait l’émigration juive, sans en faire toutefois un État juif. Cet accord entraîna de violentes oppositions parmi les musulmans, mais ne fut pas appliqué car Fayçal ben Hussein al-Hachimi avait donné son assentiment uniquement contre la promesse de l’indépendance des Arabes, promesse que la Grande-Bretagne ne tint pas. Si par le traité de Sèvres du 10 août 1920 le royaume du Yémen devint indépendant et que l’État saoudien (future Arabie saoudite) restait également indépendant, Aden demeura un protectorat britannique, tout comme le sultanat d’Oman, le Qatar, les États de la Trêve (futurs Émirats arabes unis), le Koweït et Bahreïn.

La Syrie et le Liban sous tutelle française

Dès 1918, les Français se présentèrent comme des libérateurs de la Syrie et de la Palestine. La Grande-Bretagne projeta de son côté d’installer Fayçal en tant que roi en Syrie pour y éviter un mandat français. Si la France bénéficiait au Liban du soutien de communautés chrétiennes maronites ne souhaitant pas dépendre de Damas, et qui espéraient notamment la création d’un grand Liban avec l’aide la France, l’intervention militaire française ne se fit pas sans heurts. En novembre 1919, les troupes françaises débarquèrent à Beyrouth, en remplaçant les troupes britanniques. Elles s’emparèrent de la plaine de la Bekaa destinée à intégrer le grand Liban, ce qui amorça la guerre franco-syrienne de 1920. La France fit face en effet très rapidement à ce que l’Excelsior qualifiait de « mouvement antieuropéen » à Damas le 16 décembre 1919. Face à l’annonce d’un accord entre Fayçal et Clémenceau quant à l’émigration juive en Palestine, et à la crainte de se voir intégrées dans un grand Liban, des populations se révoltèrent contre les troupes françaises à Tripoli, Marjayoun et Baalbek.

Le 8 mars 1920, le Congrès syrien proclama l’indépendance de la Grande Syrie (Palestine incluse), avec l’espoir d’intégrer à terme l’Irak actuel. Fayçal ben Hussein al-Hachimi devint roi de Syrie sous le nom de Fayçal I^er, avec l’appui de la Grande-Bretagne. Fayçal était alors décrit comme un adversaire de la France. Son règne éphémère s’acheva le 27 juillet face aux troupes françaises. La victoire française à Damas était alors particulièrement célébrée dans la presse française. La Syrie et le Liban furent divisés en cinq régions par les Français, avec les  gouvernements de Damas, d’Alep, des Alaouites, le Djebel druze et le grand Liban. La France entendait conserver cette mainmise sur la Syrie, ce qui créa de nouvelles tensions lors de la négociation du traité de Lausanne avec la Turquie en 1923.

Les mandats britanniques : nouvelles possessions et déconvenues

Le mois de mars 1920 marqua également le début d’un soulèvement en Mésopotamie contre l’occupation britannique. La contestation prit de l’ampleur dans les villes saintes de Kerbala et Nadjaf, puis gagna le sud, ainsi que les communautés kurdes. La Grande-Bretagne déploya des troupes, venues essentiellement d’Inde, et réprima ce mouvement insurrectionnel. Elle proposa à Fayçal, cette fois-ci, le trône d’un tout nouveau pays créé dans cette région : l’Irak. Après un plébiscite « dirigé », Fayçal I^er fut couronné roi d’Irak le 23 août 1921, au son du God save the king britannique, indiquant bien à qui il devait ce trône.

Pour isoler la Palestine, sur laquelle ils avaient désormais un mandat, de la Syrie sous mandat français, les Britanniques créèrent de toutes pièces en avril 1921 l’émirat de Transjordanie, un protectorat avec comme souverain le frère de Fayçal I^er, Abdallah.

Malgré ses succès en Mésopotamie et en Palestine, la Grande-Bretagne vit néanmoins son influence diminuer dans d’autres pays d’Asie et du Proche-Orient, tout d’abord en Afghanistan qui entra en guerre en mai 1919. Afin d’éviter un soulèvement des autres régions musulmanes limitrophes, un traité de paix fut conclu le 8 août et la Grande-Bretagne fut contrainte de reconnaître l’indépendance du pays. Le Waziristan frontalier entra quant à lui peu après en révolte contre les Britanniques, tandis que la contestation, autour de Gandhi notamment, prenait de l’ampleur en Inde.

La Grande-Bretagne souhaitait également conserver sa mainmise sur l’Égypte, et notamment sur le canal de Suez. La première révolution égyptienne de mars 1919 fut menée par Saad Zaghoul, chef de file des nationalistes égyptiens, le soulèvement s’intensifiant avec son arrestation et sa déportation à Malte par les Britanniques. Après trois semaines d’émeutes, Saad Zaghoul fut libéré, ce qui n’empêcha pas le mouvement de se poursuivre. De 1919 à 1921, grèves et manifestations, auxquelles participaient également des femmes, à la grande surprise de la presse française, se multiplièrent contre la domination britannique en Égypte. Saad Zaghoul fut de nouveau arrêté puis déporté à Aden et aux Seychelles en 1921, ce qui déclencha de nouvelles manifestations. Les accalmies n’étaient qu’apparentes. L’explosion de violence de 1921 obligea finalement la Grande-Bretagne à consentir à une indépendance de l’Égypte, officieuse en 1922 et officielle en 1923.

Ces indépendances furent conquises par la force, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ayant été totalement ignoré au Proche-Orient par la France et la Grande-Bretagne :

Dans les faits, Paris et Londres se sont partagés la région, n’ayant pour toute limite que la résistance diplomatique de l’un et de l’autre. Un beau résultat en vérité : des pays artificiels, une carte de la Palestine dessinée à l’aide d’une Bible, un Irak absolument invivable, et un cadre national plaqué sur un monde construit sur des communautés religieuses et ethniques qui cohabitent sans jamais se mélanger².

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De 1918 à 1922, la guerre n’a ainsi eu de cesse de se poursuivre et le nouveau monde lié à ces affrontements militaires, autant qu’aux décisions des Alliés, a dessiné une Europe et un Proche-Orient balkanisés, sources en puissance de conflits à venir. Contrairement à l’idée répandue des Alliés décidant seuls du destin de l’Europe et du Proche-Orient par une série de traités, les vainqueurs de 14-18 n’ont pas été entièrement maîtres de la situation : 

Souvent, ils ont dû pactiser avec le fait accompli, avaliser des situations de fait, des frontières déjà acquises par la voie des armes, qu’ils ont la plupart du temps légitimées faute de vouloir se heurter aux trois quarts de l’Europe³.

Du fait de l’importance historique des minorités en Europe centrale, il était impossible de créer des États-nations homogènes, à moins d’avoir recours à d’importants déplacements de population. Ce fut toutefois ce qu’a tenté de mettre en place la Turquie kémaliste, avec des échanges de populations turques et grecques, ainsi que par le biais d’une politique de purification ethnique par trois fois au moins génocidaire. Le « petit traité de Versailles » du 28 juin 1919, concernant notamment la Pologne, devait imposer le respect des droits des minorités (aussi bien la langue que la culture ou la religion) dans les nouveaux États issus de la Première Guerre mondiale. Dans les faits, cela n’a pas été appliqué. Le principe des peuples à disposer d’eux-mêmes, censé guider l’établissement d ‘une nouvelle carte européenne, et mondiale, fut tout particulièrement ignoré en ce qui concerne ce qu’il restait de l’Empire ottoman, sans compter les revendications ukrainiennes laissées de côté et la situation arménienne rapidement oubliée :

Mais d’autres considérations moins avouables les animaient également : encercler l’Allemagne, empêcher l’Anschluss, renforcer le cordon sanitaire contre la Russie soviétique, s’arroger des mandats au Levant et en Mésopotamie. Autant d’impératifs qui prenaient inévitablement le dessus sur le droit⁴.

Le spectre du communisme effrayait particulièrement les Alliés, comme le prédisait à sa manière Marx en 1848 dans le Manifeste du parti communiste. Ce fut une réalité, du moins après 1918. Le véritable ennemi en 1919 pour les Quatre Grands était en effet devenu la Russie bolchevique qui faisait figure d’épouvantail à tenir à distance à tout prix, au point par exemple d’ignorer les revendications ukrainiennes, par souci d’éviter une contagion bolchevique :

La nouvelle carte de l’Europe, sur le principe de l’État-nation, voit donc la naissance de la Finlande, des pays baltes, de la Pologne, de la Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie, mais oublie le peuple ukrainien⁵.

La France souhaitait quant à elle tout particulièrement encadrer l’Allemagne, notamment en favorisant des alliances avec la Pologne et la Tchécoslovaquie, et en satisfaisant leurs revendications territoriales. Cette stratégie fut un échec. Le projet de confédération danubienne porté timidement par la France fut d’ailleurs refusé par tous, chaque pays souhaitant son indépendance.

Face à une Allemagne qui ne tardera pas à redevenir puissante, la balkanisation de l’Europe centrale n’est pas une bonne nouvelle. Aucun pays ne parviendra à lui tenir tête dans le cadre de relations bilatérales forcément déséquilibrées⁶.

Les décisions prises et les frontières tracées après 1918 constituaient dès lors le terreau de conflits futurs. C’est dans ce terreau que s’épanouirent la Deuxième Guerre mondiale et les conflagrations du Moyen Orient qui durent encore au XXI^e siècle.

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Pour aller plus loin :

• LE NAOUR, Jean-Yves, 1919-1921 : sortir de la guerre, Paris, Éditions de Noyelles, 2021
• À l’Est la guerre sans fin, 1918-1923 [exposition, Paris, Musée de l’Armée, 5 octobre 2018-20 janvier 2019], Paris, Gallimard : Musée de l’Armée, 2018
• VERLUISE, Pierre, « Après 1914-1918 : une Europe redessinée par les traités », Constructif, 2019/1 (n° 52), p. 5-9. Article présentant une carte consacrée aux frontières européennes, d’après les traités, en 1923. Consultable en ligne sur Cairn dans les salles de la BnF à partir de la banque de liens.
• L’Hellénisme irrédimé : revue politique, historique, littéraire, etc., 5 février 1919
• Barby, Henry, Au pays de l’épouvante : l’Arménie martyre, A. Michel, 1917.
• Les turcs et les revendications arméniennes, impr. de A.-G. L’Hoir, 1919

 Tous les articles de la série « Sortir de la guerre »

• Introduction – Conflits multiples, fins d’empires et nouvelles frontières : la longue et difficile sortie de guerre après 1918
• Partie 1 – Russie, Europe du Nord, Ukrainiens et Arméniens
• Partie 2 – L’Allemagne : la difficile stabilisation du « Reich de Weimar »
• Partie 3 – Autriche, Hongrie, Tchécoslovaquie et Yougoslavie : la Mitteleuropa après les Habsbourg
• Partie 4 – Pologne et Roumanie : des vainqueurs ambitieux en Europe
• Partie 5 – Turquie et Proche-Orient 

1. Jean-Yves Le Naour, 1919-1921 : sortir de la guerre, Éditions de Noyelles, 2021, p. 358-359. [↩]
2. Ibid., p. 374. [↩]
3. Ibid., p. 373. [↩]
4. Ibid., p. 376. [↩]
5. Ibid., p. 284. [↩]
6. Ibid., p. 335. [↩]

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