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Les arbres de la liberté : une histoire entre nature, culture et politique

Plantation d'un arbre de la Liberté. (Titre factice)
Lesueur, Jean-Baptiste (n.1749 - d.1826), Plantation d'un arbre de la Liberté. (Titre factice), 1789. Gouache sur carton découpé collé sur une feuille de papier lavée de bleu. Musée Carnavalet, Histoire de Paris, D.11975.

Ce travail a bénéficié d’une aide de l’État gérée par l’Agence Nationale de la Recherche au titre du programme d’investissements d’avenir intégré à France 2030, portant la référence ANR-17-EURE-0021 École Universitaire de Recherche Paris Seine Humanités, Création, Patrimoine – Fondation des sciences du patrimoine.

Le 1er mai 1790, un curé patriote nommé Norbert Pressac aurait planté un arbre de la liberté à Saint-Gaudent, dans le département de la Vienne, afin de célébrer la nouvelle municipalité révolutionnaire. Selon la légende rapportée par l’abbé Grégoire dans son Essai historique et patriotique sur les arbres de la liberté, publié en 1794 et présenté devant la Convention nationale le 1er avril de cette même année, il s’agirait de la toute première plantation de ce végétal symbolique. Ce récit légendaire a toutefois été révisé. En effet, Mona Ozouf a démontré que les premières plantations attestées remontent au début de l’année 1790, dans les régions du Bas-Limousin, du Périgord et du Quercy1. Dater le premier arbre de la liberté de mai 1790, comme le fait l’abbé Grégoire, n’est pas sans lien avec une volonté d’inscrire cette pratique dans la continuité d’un autre végétal symbolique, l’arbre de mai, qui a bel et bien influencé celui de la liberté.

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Couverture du livre d’Henri Grégoire, Essai historique et patriotique sur les arbres de la liberté, Paris, Librairies Desenne, Bleuet et Firmin Didot, 1794. BnF, PHS, cote 8-Z LE SENNE-13857

Les « mais » symbolisaient le renouveau lors de l’arrivée du printemps. Tradition qui rassemblait la communauté villageoise, la plantation de l’arbre de mai pouvait se faire à proximité d’un lieu de pouvoir (église, château, maison d’un seigneur) en signe de respect. Elle était aussi associée au mariage, avec des plantations devant les maisons des jeunes filles. Erick Fechner invite ainsi à retenir « le caractère festif et collectif2 » de ce phénomène. Outre la tradition des « mais », le mouvement de plantation d’arbres de la liberté que connaît la France à partir de 1790 s’inspire également d’un autre phénomène analogue et quelque peu antérieur : les liberty trees plantés lors de la révolution américaine. Investis d’une forte charge symbolique, ce ne sont donc pas des végétaux comme les autres. De leur plantation à leur destruction ou patrimonialisation, en passant par leur célébration, les arbres de la liberté s’inscrivent au cœur d’une histoire entre nature, culture et politique.

Planter des arbres de la liberté

Au début de l’année 1790 donc, des « mais » à la dimension cette fois insurrectionnelle font leur apparition dans le Sud-Ouest du pays. Ils s’inscrivent dans le contexte des mobilisations antiféodales et de la « Grande Peur », à la suite de la nuit du 4 août 1789. Alors que les paysans pensaient avoir été immédiatement affranchis des rentes seigneuriales, la colère monte lorsque ces mêmes paysans découvrent qu’ils devront bel et bien les racheter. Les arbres plantés devant les maisons des notables du village ne le sont donc plus en signe de respect. Bien au contraire ! À travers les plantations, il s’agit de s’en prendre aux ennemis de la Révolution mais aussi de célébrer la liberté3. L’élan s’intensifie et s’étend géographiquement à partir de 1792, dans le contexte des guerres face aux puissances contre-révolutionnaires ainsi qu’avec l’installation de la Première République. La période montagnarde, entre les étés 1793 et 1794, connaît une forte accélération du mouvement de plantation. L’abbé Grégoire, dans son ouvrage déjà cité, estime à 60 000 le nombre d’arbres de la liberté plantés en France vers 1793-1794 :

Le nombre de ces arbres monte à plus de 60 mille ; car les plus petits hameaux en sont ornés, et beaucoup de grandes communes des départements du midi en ont dans presque toutes les rues ou même devant la plupart des maisons. Mais comme le désir de se procurer des tiges gigantesques n’avait pas permis de choisir des arbres enracinés, il résulte de leur dessèchement l’effet inévitable d’une destruction prochaine4.

Comme le précise Michel Vovelle, ce chiffre demeure cependant invérifiable5. Parmi les nombreuses plantations connues, quelques-unes sont célèbres, tel l’arbre planté le 14 juillet 1792 sur le Champ-de-Mars à Paris. Si le mouvement est, au départ, spontané et s’inscrit dans l’effervescence des années révolutionnaires, une codification intervient peu à peu, avec un nouveau pouvoir soucieux d’y prendre part. Par un décret du 22 janvier 1794, la Convention nationale oblige chaque commune à disposer d’un arbre de la liberté sur son sol. D’autres arbres qualifiés d’arbres de la fraternité, de l’union, de la raison ou bien de la vertu ont aussi pu être plantés, mais cela demeure marginal en comparaison des plantations symbolisant la liberté. À noter que la Bibliothèque nationale a aussi planté son arbre de la liberté, en 17986.

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Fichot et Gaildrau, Plantation et Bénédiction de l’arbre de la Liberté sur la Place de l’Hôtel-de-Ville, 1848, estampe, Collection de Vinck : un siècle d’histoire de France par l’estampe. BnF, Estampes et photographie, cote RESERVE QB-370 (110)-FT4.

Le mouvement initié dans les années 1790 connaît en outre une résurgence au XIXe siècle, à la suite d’épisodes révolutionnaires. C’est le cas en 1830 et, surtout, durant les semaines qui suivent la révolution de février 1848 et l’établissement de la Deuxième République. Un arbre est ainsi planté à Paris, devant l’Hôtel-de-Ville. Le 13 avril 1848, à Aix-en-Provence, une affiche de la Garde nationale informe la population d’une plantation à venir, celle de « l’arbre de la liberté, symbole des droits souverains reconquis par le peuple français ».

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Garde nationale d’Aix-en-Provence, République française. Liberté, égalité, fraternité… Garde nationale. Ordre du jour… plantation de l’arbre de la liberté, 13 avril 1848, affiche. Bibliothèque Méjanes (Aix-en-Provence), cote Aff. 1848.04.13.

Après la Révolution française, l’épisode révolutionnaire de 1848 représente donc un deuxième temps marqué par de nombreuses plantations. Le mouvement décline par la suite et ne retrouve jamais une telle vigueur. En 1870-1871, une résurgence de la pratique est attestée, mais la dynamique est contrariée par le passage très rapide de la Troisième République aux mains d’une majorité conservatrice. Le contexte du centenaire de Révolution française en 1889, alors que le régime est cette fois dominé par les républicains, connaît aussi quelques plantations. L’arbre de la liberté peut également prendre une signification nouvelle à l’issue des deux guerres mondiales, comme l’attestent les arbres dits de la « délivrance », après 1918, ou bien ceux plantés pour célébrer la libération à partir de 1944. Enfin, si les arbres de la liberté ont été inspirés par des expériences antérieures tels que les « mais » des paysans, ils ont à leur tour influencé d’autres plantations symboliques. C’est le cas des arbres de la mutualité, plantés à la fin du XIXe siècle afin de célébrer le mouvement mutualiste, engagé en faveur de la protection sociale des travailleurs. Théophile Janvrais a publié, en 1906, un ouvrage au sein duquel il inscrit les arbres de la mutualité dans la longue histoire du végétal symbolique, faisant ainsi une place aux allégories de la liberté :

Autrefois, c’étaient les frondaisons des « Arbres de la Liberté » qui rappelaient aux citoyens et aux jeunes générations le précieux souvenir des libertés reconquises. Désormais, ce seront les vertes ramures des jeunes « Arbres de la Mutualité », successeurs naturels et logiques des précédents, qui diront à tous les Français le bel et remarquable effort de solidarité sociale au début du XXe siècle7.

Si la plantation s’inscrit dans une temporalité politique bien particulière, le choix de l’essence est aussi essentiel afin que l’arbre mis en terre incarne au mieux les valeurs que les contemporains souhaitent y associer. Alors que les arbres de mai n’étaient que des mâts, des perches décorées, ceux de la liberté reprennent au départ une esthétique assez proche. Ce sont de grands arbres prélevés dans la forêt, élagués et plantés sans racines. Le 1er mai 1790, c’est un arbre « sans racine » que le curé de Saint-Gaudent aurait planté selon les dires de l’abbé Grégoire. Vers 1792-1795, une gravure représente de façon très simple un arbre de la liberté, en y adjoignant la légende « arbre sans racine ». Or les révolutionnaires prennent rapidement conscience de l’intérêt des racines afin que l’arbre vive et traverse les décennies. L’abbé Grégoire lui-même évoque cette problématique, dans l’extrait inséré plus haut et au sein duquel il s’inquiète du devenir des 60 000 arbres. La plantation avec racines constitue alors une différence importante avec la tradition des arbres de mai. Comme le précise Andrée Corvol8, les savoirs agronomiques sont mobilisés avec des débats autour du choix de l’essence. Si le chêne est apprécié pour sa longévité, sa pousse est lente. Le peuplier renvoie au mot « peuple », tandis que le tilleul est butiné par les abeilles, des insectes solidaires qui œuvrent pour nourrir le groupe. Ces deux essences ont donc aussi leurs avantages sur le plan symbolique. Quoiqu’il en soit, la volonté de choisir l’essence la plus appropriée traduit la recherche du meilleur compromis entre longévité et symbole, pour un arbre qui doit perdurer au-delà des festivités du premier jour.

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Bonet sans tête, arbre sans racine : vive la liberté, vers 1792-1795, estampe, Collection de Vinck : un siècle d’histoire de France par l’estampe. BnF, Estampes et photographie, cote RESERVE QB-370 (29)-FT 4 [De Vinck, 5015]

Célébrer les arbres de la liberté

L’arbre de la liberté, en raison de son importance symbolique, n’est pas un végétal comme un autre. Il fait ainsi l’objet de célébrations et cela commence dès la plantation. L’iconographie témoigne des nombreuses personnes rassemblées pour l’occasion. L’estampe de Fichot et Gaildrau, à propos de la plantation devant l’Hôtel-de-Ville de Paris, en 1848, montre la foule réunie pour assister à la mise en terre de l’allégorie de la liberté. Gardes nationaux, responsables politiques ou simples citoyens sont présents lors des plantations officielles. En 1848, la présence des prêtres bénissant les plants est remarquée, comme l’atteste une nouvelle fois l’estampe titrée Plantation et Bénédiction de l’arbre de la Liberté sur la Place de l’Hôtel-de-Ville. Mais pour réunir la communauté, cela nécessite une organisation. Toujours en 1848, à Strasbourg cette fois, la plantation de cinq arbres de la liberté dans le quartier de Robersau est préparée comme une grande cérémonie publique : on dresse à l’avance des plans précis, afin que les corps armés connaissent leur position exacte sur l’esplanade, au moment de la plantation.

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Frédéric-Émile Simon, Fête du 16 avril 1848. Position des divers corps à la Robertsau, au moment de la plantation des arbres de la liberté, 1848, plan. Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, cote NIM24835.
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Frédéric-Émile Simon, Fête du 16 avril 1848 à la Robertsau. Plantation des arbres de la Liberté et Fraternisation, 1848, gravure. Source : Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, NIM03295.

Les célébrations ne se déroulent pas qu’autour de l’arbre. Ce dernier porte aussi, sur lui, les traces des festivités. Décorer l’arbre de la liberté est une pratique courante qui vient renforcer la dimension symbolique associée au végétal. Le chêne ou le peuplier choisi ne se distingue plus seulement de ses semblables par son nom, « liberté », mais aussi par ses ornements. Une pancarte peut être apposée sur l’arbre, comme l’illustre la gravure intitulée Bonet sans tête, arbre sans racine, réalisée vers 1792-1795. Nous pouvons y lire la devise révolutionnaire « vivre libre ou mourir ». Des bonnets phrygiens, des rubans, des drapeaux ou des cocardes pouvaient également être utilisés comme décors. Une estampe de 1848 représente les Modèles de six arbres de la liberté, plantés à Paris. Tous sont ornés du drapeau tricolore. Trois d’entre eux disposent d’un bonnet phrygien au sommet. Il faut toutefois préciser que la façon de décorer les arbres peut faire l’objet de tensions, dans la mesure où les symboles apposés s’inscrivent dans des logiques d’appropriation concurrentes. Si le bonnet rouge était autorisé pour décorer les arbres après la révolution de février 1848, ce n’était pas le cas sous la Monarchie de Juillet. Des bustes du souverain, Louis-Philippe d’Orléans, étaient cependant tolérés comme ornements9.

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Modèles de six arbres de la Liberté, 1848, estampe, Collection de Vinck : un siècle d’histoire de France par l’estampe. BnF, Estampes et photographie, cote RESERVE QB-370 (110)-FT4.

L’existence de nombreuses gravures à propos des arbres de la liberté, pour la plupart datées de 1848, donne aussi l’occasion d’évoquer la place qu’occupe ce végétal au sein des arts. La Bibliothèque nationale de France conserve, par exemple, des partitions de musique qui célèbrent l’arbre symbolique. Certaines de ces partitions ont été composées spécialement pour accompagner les plantations. Ainsi, en 1799, Mahéault et Gréty composent une Ronde pour la plantation de l’arbre de la liberté10. La chanson débute de la manière suivante : « Unissez vos cœurs et vos bras, enfants, citoyens, magistrats, plantons l’arbre sacré (…) ». Plusieurs décennies après les nombreuses plantations de la Révolution française ou de 1848, l’arbre de la liberté demeure un symbole dont on aime chanter la gloire. En 1879, le célèbre parolier Gaston Villemer, connu pour ses œuvres revanchardes après la défaite de 1870 face à la Prusse, écrit une chanson intitulée tout simplement L’arbre de la liberté. Il célèbre cet « arbre sacré qui fut planté sur la place publique », en espérant « que les rameaux protègent la cité (…) ».

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L’arbre de la liberté : chanson / paroles de Villemer et Delormel ; musique de Lucien Collin ; chantée par Mr Debailleul, 1878. BnF, Musique, cote VM28-1624.

Au-delà des festivités du premier jour, des décors et de leur place dans les arts, les arbres de la liberté s’imposent aussi comme des horizons du quotidien. Cela est lié à la position centrale qu’ils occupent. Si l’idée de planter des arbres en dehors du cadre urbain a fait son chemin, afin de rechercher un sol plus favorable, c’est bien la place principale de la ville ou du village qui est le plus souvent choisie pour recevoir la plantation symbolique. L’arbre est alors visible de tous. La communauté peut se retrouver autour de lui. Durant la Révolution française, les arbres de la liberté pouvaient être accompagnés d’autels de la patrie, des lieux où se tenaient des fêtes civiques, des mariages ou des baptêmes républicains. En outre, si les arbres parviennent à traverser le temps et à croître sur la place centrale malgré le sol peu propice, ils peuvent alors devenir des éléments appréciés pour des raisons esthétiques et pour ce qu’ils apportent au cadre de vie. Quelques photographies du début du XXe siècle illustrent cette dimension, à l’image de cette carte postale datée de 1930 et qui représente l’arbre de la liberté de Guebwiller. Ce dernier trône au milieu de la place du marché. Les habitants bénéficient de « la douceur de l’ombre11 » et peuvent même venir s’asseoir sur les bancs qui encerclent son tronc. Mais pour devenir ce géant qui procure de l’ombrage, encore faut-il que l’arbre résiste aux saisons qui se succèdent ainsi qu’aux atteintes des hommes.

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Guebwiller – Place du marché – Arbre de la liberté, Carte Postale, édition Bergeret, 1930. Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, cote MCP001316.

Abattre ou préserver les arbres de la liberté

En raison de sa centralité dans l’espace public mais aussi civique, l’arbre de la liberté fait l’objet de toutes les attentions, que celles-ci proviennent de ses détracteurs ou de ses protecteurs. S’il est un végétal célébré, Charles-François Mathis et Émile-Anne Pépy rappellent que cet arbre est aussi « un végétal contesté12 ». Ainsi, dès les années 1790, les consignes qui accompagnent les plantations sont associées à des mesures de préservation. Le décret du 22 janvier 1794, celui-là même qui oblige chaque commune à disposer de son arbre de la liberté, invite les citoyens à prendre soin des arbres en question. Le 13 janvier 1798, un autre décret prévoit une liste de sanctions pour ceux qui oseraient s’attaquer à l’arbre. Des mesures plus locales sont aussi édictées, ce dont témoigne une circulaire adressée par la préfecture de l’Aveyron aux maires du même département, le 17 avril 1848. Les maires sont invités à planter un arbre de la liberté sur la place principale de la commune. Ils doivent en outre charger un membre de la Garde nationale de la surveillance de l’arbre, ce dernier étant assimilé à un « monument départemental ».

Un tel souci de protection est bien sûr motivé par la présence d’individus hostiles à l’érection de tels « monuments » révolutionnaires. Les atteintes envers les arbres de la liberté peuvent même prendre des proportions plus massives, ainsi qu’une tournure officielle au rythme des changements politiques. De la même manière qu’il existe des phases de plantation, il existe aussi des cycles de destruction. La Restauration, en 1815, en est un. Effacer les symboles de la Révolution fait partie des objectifs de la monarchie restaurée. Par la suite, malgré des plantations aux lendemains des « Trois glorieuses », l’arbre de la liberté ne fait pas l’unanimité sous la Monarchie de Juillet. Outre l’interdiction du bonnet rouge comme décor, des déracinements sont attestés. Une gravure anonyme témoigne d’un tel événement survenu dans la commune alsacienne de Barr, en 1836. Sur la place centrale, l’arbre est au sol. Des enfants accourent vers le tronc arraché. Certains brandissent des feuilles prélevées sur le symbole déchu.

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Arbre de la Liberté de Barr, déraciné le 15 mars 1836, année 1836, gravure. Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, NIM00205.

Emmanuel Fureix invite ainsi à distinguer les plantations qui suivent l’établissement d’un nouveau régime, de celles qui se déroulent plus tard13. Alors que les premières s’apparentent à une célébration du nouvel ordre politique, les secondes peuvent être assimilées à des actes de sédition. Une logique similaire est visible au début de la Deuxième République. En effet, si de nombreuses plantations ont été réalisées à la suite de la révolution de février 1848, une nouvelle hostilité envers les arbres de la liberté prend forme après les journées insurrectionnelles de juin. L’arbre surmonté du bonnet rouge est alors visé puis, à la fin de la Deuxième République et au début du Second Empire, des abattages de plus en plus fréquents sont organisés. Dans son numéro du 3 janvier 1852, le Journal de l’Aveyron rapporte les faits suivants qui se sont déroulés à Montpellier, dans le département voisin de l’Hérault :

On a abattu ce matin, par ordre du général Rostolan, l’arbre de la liberté qui avait été planté, en 1848, sur la place du Théâtre, et qui dépérissait depuis longtemps. On se rappelle que cet arbre avait plus d’une fois servi de point de ralliement aux démocrates tapageurs de notre ville14.

Le siècle des révolutions est donc traversé par cette tension entre la préservation ou l’abattage des arbres de la liberté. Mais alors que l’élan de plantations faiblit au point de ne jamais retrouver l’intensité du printemps 1848, et tandis que le régime républicain s’ancre en France à la fin du XIXe siècle, un autre enjeu apparaît. Certains souhaitent faire entrer dans le patrimoine de la nation les spécimens encore debout. Cette dynamique, pour être comprise, doit être replacée dans le contexte d’extension de la notion de patrimoine aux sites et monuments naturels. Si les monuments historiques peuvent faire l’objet d’un classement depuis la loi de 1887, un mouvement social désire que la même protection soit appliquée aux sources, rochers, cascades ou encore aux arbres remarquables. La Société pour la protection des paysages de France (SPPF), fondée en 1901, est à la tête de ce mouvement. Dans son bulletin de juillet 1905, cette association publie un article intitulé « les arbres commémoratifs ». De cette publication, nous retenons ces quelques lignes qui témoignent d’une attention portée à l’égard des arbres de la liberté, au point que la plantation de tels végétaux symboliques est perçue comme un remède à la déforestation :

À cette époque où l’on détruit les arbres avec si peu de souci de leur beauté ou de leur utilité, il faut regretter que soit abandonné l’usage immémorial de marquer les événements importants et heureux de la nation ou de la famille par la plantation d’arbres (…). Les arbres de la liberté qui florissaient – ou fleurissaient – sous la Révolution, puis en 1848, et que l’on planta même quelques fois de nos jours, se rattachent directement à ces coutumes commémoratives. 

L’arbre de la liberté trouve ainsi sa place au sein d’un mouvement plus vaste, celui d’un véritable culte de l’arbre. Celui-ci est porté, au tournant des XIXe et XXe siècles, par des associations comme la SPPF donc, mais aussi et surtout par la Société française des amis des arbres qui a spécialement été fondée dans ce but. Le Touring Club de France prend aussi part au mouvement. Dans sa revue mensuelle, en janvier 1914, le groupement de touristes publie un article intitulé « Pour la forêt ». Si ce dernier concerne principalement les zones forestières, une place est faite aux plantations urbaines et, notamment, aux arbres de la liberté. Pour « aimer la forêt », cela passe déjà par le respect et l’adoration de l’arbre situé près de chez soi, dans l’horizon du quotidien :

Aimer la forêt, c’est aimer l’arbre. Aimer l’arbre, c’est garder l’amour de son village, c’est se souvenir du gros tilleul qui, soit sur la grande place, soit près de l’église, a abrité nos premiers jeux (…). Dans beaucoup de communes de France, on vous montre encore l’arbre de la liberté, arbre planté en 1848 pour fêter la République15.

À l’initiative de la SPPF, le parlement adopte, le 21 avril 1906, une loi permettant le classement des sites et monuments naturels de caractère artistique. Formulée par des commissions départementales créées à l’occasion, la demande de classement est ensuite soumise à l’avis du ministère de l’Instruction publique et des Beaux-arts. Parmi les sites classés par la loi du 21 avril 1906, figurent de nombreux arbres. Toutefois, seuls deux d’entre eux sont des arbres de la liberté. L’un est situé dans l’Yonne, à Villechétive ; l’autre en Seine-Inférieure, sur la commune de Saint-Martin-en-Bosc. S’il n’y a que deux arbres de la liberté classés dans la liste complète publiée au Journal officiel en 193016, cela tient sans doute au seul critère retenu dans la loi pour le classement, à savoir le caractère esthétique. Une inflexion est alors visible avec la loi du 2 mai 1930, qui remplace celle de 1906, et qui est intitulée « loi ayant pour objet de réorganiser la protection des monuments naturels et des sites de caractère artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque ». Pour les années 1930, la SPPF renseigne le classement d’au moins cinq arbres de la liberté17 :

  • Savigny-en-Revermont (Saône-et-Loire), classé le 2 juin 1931
  • Saint-Romain-au-Mont-d’Or (Rhône), classé le 11 janvier 1932
  • Bayeux (Calvados), classé le 13 décembre 1932
  • Marmagne (Côte-d’Or), classé le 21 mars 1935
  • La Trimouille (Vienne), classé le 27 mai 1935

Au sein de cette liste, l’arbre de Bayeux est connu en raison de sa longévité exceptionnelle. Ce platane a été planté en 1797, à proximité de la cathédrale. Classé en 1932, il bénéficie du label « arbre remarquable de France » depuis l’an 200018. Le recensement opéré par la SPPF semble toutefois incomplet. Par exemple, les Archives départementales du Finistère conservent un arrêté de classement datant de 1934, qui concerne l’arbre de la liberté de Locquénolé19.

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L’arbre de la liberté de Bayeux. Photographie de B. Livet, 2018.

***

Sans qu’il ne nous soit possible de donner un chiffre précis, les arbres de la liberté à la longévité aussi remarquable que celui de Bayeux font aujourd’hui exception. Le temps a fait son œuvre malgré le désir de préservation. Les arbres de la liberté encore debout datent surtout du XIXe siècle, ou bien il s’agit d’arbres plantés au XXe siècle, pour commémorer la fin des deux guerres mondiales20. Pour terminer avec cette histoire à la fois brève dans son récit, mais longue dans sa temporalité, il convient d’évoquer le bicentenaire de 1989. À cette occasion, en référence aux arbres des révolutionnaires, des milliers de spécimens sont plantés à travers le pays. François Mitterrand inaugure lui-même ce mouvement de plantations, ce dont témoigne un reportage conservé par l’Institut national de l’audiovisuel21. En ce 21 mars 1989, le président de la République choisit le village de Saint-Gaudent, dans la Vienne, pour mettre en terre l’arbre symbolique. Cette localisation est bien sûr un clin d’œil à ce que l’abbé Grégoire avait présenté comme étant la toute première des plantations : celle qui aurait été réalisée par Norbert Pressac, le 1er mai 1790.

  1. OZOUF Mona, « Du mai de liberté à l’arbre de la liberté : symbolisme révolutionnaire et tradition paysanne », Ethnologie française, t. 5, 1975, p. 9-32. []
  2. FECHNER Erik, « L’arbre de la liberté : objet, symbole, signe linguistique », Mots. Les langages du politique, n °15, 1987, p. 25. []
  3. FUREIX Emmanuel, « L’arbre de la liberté dans le midi : conflictualité autour d’un signe révolutionnaire (1814-1852) », Annales du Midi, n °280, 2012, p. 457. []
  4. GRÉGOIRE Henri, Essai historique et patriotique sur les arbres de la liberté, Paris, Librairies Desenne, Bleuet et Firmin Didot, 1794, p. 23. BnF, PHS, cote 8-Z LE SENNE-13857. []
  5. VOVELLE Michel, « Du mai à l’arbre de la liberté », dans La découverte de la politique. Géopolitique de la Révolution française, Paris, La Découverte, 1992, p. 45. []
  6. JACQUOT Olivier, « L’arbre de la liberté de la Bibliothèque nationale », Carnet de recherche de la BnF, 2023. [En ligne, consulté le 16 avril 2025]. []
  7. JANVRAIS Théophile, Les arbres symboliques de France. Les arbres de la mutualité et leurs ancêtres, Bordeaux, Librairie de la Mutualité, 1906, p. 34. BnF, PHS, cote 8-LB57-14484. []
  8. CORVOL Andrée, L’arbre dans la cité. Histoire d’une conquête (XVII-XXIe siècle), Paris, Le Pommier, 2023, p. 43-44. []
  9. FUREIX Emmanuel, op. cit., p. 458. []
  10. Ronde pour la plantation de l’arbre de la liberté : chanson : paroles de Maherault et musique de Créty, 1799. BnF, Musique, VM7-16926. []
  11. CORBIN Alain, La douceur de l’ombre. L’arbre, source d’émotion de l’Antiquité à nos jours, Paris, Fayard, 2013. []
  12. MATHIS Charles-François et PÉPY Émile-Anne, La ville végétale. Une histoire de la nature en milieu urbain (France, XVIIe – XXIe siècle), Paris, Champ Vallon, 2017. []
  13. FUREIX Emmanuel, op. cit., p. 455-472. []
  14. Journal de l’Aveyron, numéro du 3 janvier 1852. []
  15. Revue mensuelle du Touring Club de France, numéro de janvier 1914, p. 25-26. Ville de Paris, Bibliothèque du Tourisme et des Voyages, cote NUMP-11537. []
  16. Journal officiel de la République française. Lois et décrets, numéro du 16 décembre 1930, p. 13702-13709, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6541382q/f6.item []
  17. Voir les différents bulletins de la Société pour la protection des paysages de France. []
  18. Pour plus d’informations, voir la notice de la DREAL Basse-Normandie, consacrée à cet arbre classé et publiée en 2013 [consultée le 21 avril 2025]. []
  19. Archives départementales du Finistère, 4T73, dossier de Locquénolé. []
  20. CORVOL Andrée, op. cit., p. 68. []
  21. INA, « François Mitterrand : arbres de la liberté », vidéo en ligne, reportage de Soir 3, 1989 [consulté le 21 avril 2025]. []
Benoît Livet

Benoît Livet

Agrégé et doctorant en histoire contemporaine, Benoît Livet est rattaché au Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines (UVSQ Paris-Saclay). Ses travaux, financés par la Fondation des sciences du patrimoine, portent sur l'histoire de la patrimonialisation de la nature en France.

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Benoît Livet (10 juillet 2025). Les arbres de la liberté : une histoire entre nature, culture et politique. L'Histoire à la BnF. Consulté le 17 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14b82


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